Le 18-25 : voyage au bout de l’impasse.

De Harvey Weinstein au numéro « anti-relous » et à l’affaire du harcèlement de Nadia Daam, il était difficile d’échapper au 18-25(1) dans les médias, ces dernières semaines.

En tant qu’internaute assidue et de longue date, j’avais entendu parler ici et là des forums de jeuxvideo.com, plutôt négativement. Cette fois, je décidai de me faire ma propre opinion. Dix minutes suffirent pour me sentir cernée de haine et de violence, le cœur au bord des lèvres et le cerveau en déroute. Les mots ont un sens et un impact, pour ceux qui prennent la peine de les lire, à leurs risques et périls…

J’enfilai un imperméable émotionnel pour y regarder de plus près. J’écartai certains commentateurs manifestement de mauvaise foi, mais d’autres semblaient sincères. Ils disaient que « c’était pour rire », que « c’était juste un délire », et insistaient sur le fait que, pour interpréter correctement les divagations du 18-25, il fallait connaître ce forum, sa communauté et ses codes.

Qu’à cela ne tienne ! En trois semaines, je passai une cinquantaine d’heures sur le 18-25, en lisant et en participant, afin d’identifier et de comprendre ces fameux « codes ». Ce sont ces codes dont je souhaite parler ici – et non des orientations politiques ou du fond des débats, qui nous emmèneraient sur le terrain insoluble de la liberté d’expression ou d’opinion. Restons-en donc aux codes.

Ce qui frappe de prime abord, sur le 18-25, c’est l’absence d’identité individuelle. C’est de l’hyper-anonymat. Le pseudonyme, ici, ne sert ni à reconnaître, ni à désigner un membre du forum. Il n’a guère plus d’utilité qu’une plaque d’immatriculation. Dès que vous postez, vous êtes considéré comme un « khey » (un « frère », donc), et supposé assimilé à la communauté, sans signe distinctif ni identité propre. Personne ne s’apercevra que vous êtes nouveau. Ce qui peut apparaître comme une ouverture à la diversité est en réalité un processus d’assimilation totale. Quiconque se démarque un tant soit peu en racontant un épisode personnel de sa vie recevra une flopée de réponses du type « balec » (Comprendre : « on s’en bat les couilles de ta vie »), voire sera traité d' »AW » (soit « attention whore » en anglais, une personne qui raconte n’importe quoi pour se faire apprécier ou remarquer).

La règle d’or, sur le 18-25, est d’être une personne lambda conforme à l’esprit de la communauté, et non un individu distinct avec une histoire, des expériences et des opinions à partager. Les seuls « critères distinctifs » acceptés sont l’apparence physique, les conquêtes sexuelles, et les diplômes. Du coup, ils font l’objet d’une âpre compétition : filles comme garçons deviennent des numéros, des notes sur dix : « Hé les 3/10, comment vous faites pour baiser des 9/10 ? » Partout, les jugements de valeur remplacent les adjectifs « normaux », et les insultes pleuvent, massivement : fils de pute, tchoin, truie, salope, gauchiasse, journalope, facho, malade mental, taré, féminazie, pute, etc etc…

Car il ne s’agit pas sur le 18-25 d’échanger des points de vue, ni de connaître l’autre, et encore moins de le découvrir. Il s’agit de le dominer, de le vaincre, de mettre en « PLS », c’est-à-dire en Position Latérale de Sécurité – à terre, donc. Tous les moyens sont bons : l’insulte, la condescendance, la moquerie, la dérision, voire – solution ultime – l’ignorance totale, mais exprimée : « G pa lu », écrit-on pour signifier à quelqu’un qu’on n’a même pas pris le temps de lire sa prose et qu’il n’en vaut pas la peine.

En effet, exposer son point de vue de manière construite, argumentée et nuancée n’est pas de mise sur le 18-25. La règle est de « communiquer » avec des phrases courtes, parsemées tous les trois mots de « stickers », sortes d’émoticônes spécifiques au forum, qui font référence aux « délires » passés et présents de la communauté. La narration individuelle doit se plier aux codes communautaires, s’effacer derrière la culture de groupe. Les argumentations doivent être simplistes et manichéennes. Tout contrevenant sera qualifié de prétentieux, ennuyeux, et devra fournir un « résumé ». Car tout forumeurs qu’ils soient, les 18-25 n’aiment guère la lecture. Ils préfèrent les exposés oraux des Youtubeurs, et autres supports vocaux.

Je les suivis sur plusieurs de leurs nombreux serveurs Discord. Sans grande surprise, je constatai que sur une trentaine de participants, seuls trois membres parlaient, tous les autres gardant obstinément le micro coupé. Serait-ce plus facile d’être méchant par écrit que de vive voix ? Quoi qu’il en soit, la communication, là aussi, est impossible. Le « leader » décide d’envahir le stream Twitch d’une gameuse inconnue, choisie au hasard – enfin non, pas au hasard : c’est une fille et elle a quelques kilos en trop. Le troupeau suit et inonde le stream de la demoiselle de commentaires aussi méchants qu’obscènes. Le Discord transmet des rires gras. Et ça se passe comme ça tous les soirs, sur le 18-25.

C’est alors qu’intervient l’argument suprême, l’argument ultime, l’argument imparable, le Saint-Graal de l’argument : Mais c’est pour rigoler !!! Avec son cousin germain « C’est un fake ! » et son frère aîné « C’est juste un troll ! »

Soyons clairs : il y a le rire chaleureux et le rire moqueur. Il y a le rire qui détend et le rire qui crispe. Et tout le monde ne rit pas forcément des mêmes choses. Peu importe : un troll n’a en aucun cas pour ambition de faire rire qui que ce soit. Amuser, ne serait-ce que la galerie, est optionnel pour un troll, car son seul et unique objectif est de dominer, humilier et détruire. Le troll est un pervers qui s’en prend aux autres en sabotant leurs capacités d’écoute et d’empathie. Le troll détruit toute forme de communication entre les gens dans le seul but de se faire valoir. Ce n’est pas par hasard que tout l’internet combat énergiquement les trolls.

Le simple fait qu’une démarche aussi intrinsèquement nuisible que le trollage soit invoquée pour excuser, expliquer ou justifier les dérives du 18-25, en dit plus long que n’importe quel discours sur le degré d’aveuglement et de désensibilisation des forumeurs. Il ne faut pas s’habituer à l’inacceptable.

« Ce ne sont que des mots », disent certains, insinuant que ceux qui se laisseraient affecter par des mots seraient des « fragiles » (comprendre « faibles »). Que des mots, disions-nous ?

Le langage est un outil certes imparfait, mais c’est le seul dont nous disposons pour communiquer avec les Autres. Nombre d’humoristes se donnent la peine d’apprivoiser les mots, de les travailler, pour nous faire rire. Le troll, lui, cherche à les tuer, à les supprimer, à les vider de leur sens, à les retourner contre nous comme un boomerang, pour nous ôter tout droit de réponse et nous laisser démunis. Ne sous-estimons pas les mots. Ils peuvent aussi transmettre, soigner, guérir, si on prend soin d’eux. Ne laissons pas les trolls nous voler nos mots.

De la négation de l’individu, à l’omniprésence du troll, en passant par la dérision généralisée, l’agressivité et la compétition permanentes, le débat impraticable, le règne de l’absurde et la destruction des outils de dialogue, force est de constater que rencontrer l’Autre, quel qu’il soit, sur le 18-25, est impossible. Ce forum est une impasse émotionnelle et relationnelle.

Je suis cadre en entreprise, internaute et férue de nouvelles technologies depuis plus de 20 ans. Des communautés telles que celles du 18-25 concentrent tout ce qu’internet peut produire de négatif et de dangereux, au détriment du formidable potentiel d’avenir offert par ces nouveaux médias. Je vous en veux, membres du 18-25, de galvauder l’outil numérique et de ternir l’image d’internet, mais là n’est pas le plus grave.

Le plus grave, c’est pour vous, les jeunes. Vous qui vous décrivez vous-mêmes, hors de tout « délire », comme peu confiants, désabusés, démotivés, et surtout, comme seuls, tellement seuls, encore et toujours seuls.

Réveillez-vous !

Vous ne traînez pas sur ce forum parce que vous êtes seuls. Vous êtes seuls parce que vous traînez sur ce forum qui détruit chaque jour davantage votre capacité à aimer et à être aimé. Chaque insulte, chaque moquerie, chaque humiliation, chaque expression de haine que vous y lisez, qu’elle vous soit ou non destinée, réduit votre aptitude au ressenti et à l’empathie, et diminue votre capacité à vous rapprocher sainement d’autres êtres humains. Parce que les mots ont un sens, et laissent des traces, et parce que la bienveillance, comme la malveillance, sont des concepts bien réels, qui influencent concrètement chacun d’entre nous.

Le problème n’est pas que vous soyez de droite ou de gauche, que vous aimiez ou non les femmes, les arabes, les noirs, les juifs, les gays, les journalistes, les féministes, les vegans, les chats ou les chiens, ni que vous soyez un puceau ou un Don Juan. Le véritable risque est que vous ne soyez plus, à terme, capables d’aimer qui que ce soit – à commencer par vous-mêmes.

Pour ma part, je termine ce voyage-découverte aux confins de la solitude, et je retourne au pays des gens « normaux », sur le net et dans la « vraie vie ». N’en déplaise à Cédric Page, responsable du site, le forum ne reflète ni la société, ni la jeunesse. C’est juste un microcosme gangrené. Le monde comme l’internet regorgent encore, et heureusement, de personnes qui, avec leurs qualités et leurs défauts, savent encore se parler et s’écouter.

(1) Le « 18-25 » est le forum destiné à la tranche d’âge 18-25 ans sur le site jeuxvideos.com . C’est un forum à la fréquentation très élevée, au sein duquel certains usagers, en marge de leurs discussions, organisent des actions groupées pour manifester leur désaccord avec telle ou telle cause, voire telle ou telle personne, ou harceler des inconnus. Le 1er novembre 2017, ils se sont déchaînés contre une journaliste d’Europe 1, Nadia Daam, suite à une chronique radiophonique critique.

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